Notre enquête sur le méga chantier de la nouvelle route du littoral à La Réunion nous emmène à Madagascar. Là, les géants du BTP Bouygues et Vinci sont à la recherche de millions de tonnes de roches. Pour cela, un énorme trou dans la forêt malgache a été creusé, le port de Tamatave a été modifié, des « ristournes » ont été versées à de nombreuses institutions…

De notre envoyé spécial à Madagascar. – Un trou profond de 45 mètres, étendu sur la surface de deux terrains de football. Au beau milieu de la luxuriante forêt malgache, voilà à quoi ressemble le front de taille de la carrière d’Ambokatra, à 20 kilomètres de la deuxième ville de Madagascar, Tamatave. Au pied des falaises, des engins de chantier s’activent, arrachent la roche à la montagne avant de trier les énormes blocs. Depuis quelques mois, des tirs de mine ont lieu chaque semaine. Selon l’exploitant de la carrière, la filiale de Bouygues Colas Madagascar, ces explosions sont le seul moyen d’obtenir des galets de calibre suffisant, entre une et dix tonnes, pour constituer la base de la nouvelle route du littoral (NRL).

Cette NRL, pour laquelle on fait exploser le sol malgache, va pourtant être construite sur une autre île de l’océan Indien, La Réunion. Mediapart a déjà enquêté sur les dessous de ce projet titanesque, visé par une enquête judiciaire pour corruption. Il s’agit de construire, d’ici 2020, une route posée sur la mer pour relier le nord et l’ouest de La Réunion. Longue de seulement 12 kilomètres, la voie coûtera la somme astronomique de 1,6 milliard d’euros. C’est la version avec digues et viaducs, très gourmande en matières premières, qui a été choisie en 2011, au mépris des recommandations de la Cour des comptes et au détriment d’un projet plus écologique de liaison ferroviaire.

Résultat : il va falloir plonger 19 millions de tonnes de roches dans l’océan ! Ce sont ces rochers qui plombent le projet depuis le départ. Financièrement d’abord. Selon nos estimations, ils coûteront environ 500 millions d’euros, près du tiers du prix du chantier, remporté en 2012 par le groupement Vinci-Bouygues, les deux géants français du BTP.

Ce pactole attise toutes les convoitises. Il est d’ailleurs au cœur de l’enquête préliminaire ouverte en 2014 par le parquet national financier pour corruption et favoritisme. Une spectaculaire série de perquisitions a eu lieu en septembre dans les bureaux de Vinci et Bouygues et au siège du conseil régional. Pas de chance pour les enquêteurs, le président (Les Républicains) de la région, Didier Robert, s’est fait dérober son ordinateur portable quelques jours avant la perquisition. La machine inspectée par les policiers était donc rigoureusement vierge…

La justice est désormais sur la piste de flux financiers suspects entre Madagascar, La Réunion et les Seychelles. Les volumes de matières premières sont tels qu’une surfacturation de quelques euros à la tonne générerait un manque à gagner de plusieurs dizaines de millions d’euros.

Il faut dire que les conditions d’attribution du marché posent question. Vu les quantités astronomiques de roches, le conseil régional avait envisagé dès 2011 d’en importer 6 millions de tonnes de Madagascar. Mais de façon inexplicable – et surtout inexpliquée par la région, qui a décliné toutes nos demandes d’interview –, cet appel d’offres a été subitement annulé… pour confier l’approvisionnement en roche aux constructeurs de la route. Les candidats évincés soulignent que Bouygues a pu ainsi attribuer le marché à sa filiale Colas, dans la plus grande opacité.

Au départ, le groupement misait sur l’ouverture rapide de carrières de roches massives à La Réunion. Des recours environnementaux et une modification hâtive du schéma départemental des carrières par la préfecture ont empêché toute ouverture de carrières jusqu’ici. Ce qui explique que le seul endroit alimentant en roche le chantier de la nouvelle route du littoral se trouve aujourd’hui à Madagascar.

Outre l’appel d’offres, l’omerta qui règne sur le montant de ce marché aiguise aussi les soupçons. La région Réunion, les entreprises victorieuses, et même les concurrents déçus, refusent de divulguer le prix de la tonne de roche malgache. Ce tarif devrait pourtant être public, puisqu’il concerne un marché financé avec l’argent du contribuable français et européen.

Selon des sources proches du dossier à Madagascar, la roche locale coûte au maximum 24 euros la tonne, soit un euro moins cher que l’andain réunionnais. Ce matériau, extrait des champs d’agriculteurs, est la seule matière première locale qui alimente actuellement la NRL.

Ce silence s’explique en partie par la crainte de l’agitation sociale. Si le matériau est payé moins cher qu’à La Réunion, cela fera à coup sûr bondir le lobby des transporteurs locaux, prompts à accuser les multinationales de leur ôter le pain de la bouche. Ils l’ont encore prouvé le 28 janvier dernier en organisant une opération escargot « anti-galets malgaches ».

Juste après l’annonce de l’importation de roches malgaches, en novembre 2015, les critiques des opposants au projet se sont focalisées sur les permis détenus par Colas sur la carrière d’Ambokatra. « À Madagascar, les carrières sont soumises à des autorisations locales, attribuées par l’équivalent des mairies, explique Jean-Baptiste Guenet, directeur général de Colas Madagascar. Les roches ne sont pas soumises à un permis minier, il n’y a donc pas besoin d’autorisation ad hoc, simplement d’une déclaration en douane et de l’acquittement d’une taxe qui correspond à 0,5 % de la valeur du chargement. » Tout en expliquant ne pas avoir besoin « d’autorisation ad hoc », Jean-Baptiste Guenet reconnaît avoir eu quelques soucis avec l’Office national de l’environnement (ONE) malgache. « J’ai clarifié le sujet des autorisations avec l’ONE. Tout cela était téléguidé par des associations depuis La Réunion. »

C’est en effet le Collectif pour Madagascar, présidé par le docteur Philippe Andriatavy à Saint-Denis, qui a déposé un recours sur la « Grande Île ». « Cette carrière n’est pas faite pour exporter des roches massives, assène le président de l’association. Elle existe depuis longtemps afin de fournir en graviers et en sable la région de Tamatave. Lorsqu’une multinationale paie seulement 0,5 % de taxes alors qu’elle se sert du sol malgache pour construire une route à La Réunion, j’appelle cela du pillage de ressources. »

Les ristournes

Si son recours a été classé et la situation « clarifiée » en faveur de Colas, c’est à cause du système local des « ristournes », ces contributions réglées par les entreprises. « La ristourne est exigée par la loi malgache pour tout le monde : le fokontany, la région, le port, le ministère des mines, l’Office national de l’environnement, le gouvernement. La carrière appartient à l’État malgache et son exploitation n’est pas gratuite », explique Michel Talata, fonctionnaire, président de la région d’Atsinanana dans l’est de l’île. Il existe aussi des ristournes « hors convention », moins légales mais fort répandues dans ce pays connu pour son haut niveau de corruption.

Parmi ces ristournes occultes, on peut citer les dons en nature au ministère des mines, qui prétend pourtant – à moins que la ristourne n’ait justement servi à cela – que sa compétence ne s’étend pas jusqu’à ce chantier. « Nous avons fourni des tables et des chaises de seconde main au ministère des mines, confirme Jean-Baptiste Guénet, le DG de Colas. Ici, le pouvoir régalien fonctionne bien, mais les ministères n’ont pas de moyens, je ne veux pas que la barge ait une heure de retard parce qu’il manque un papier. »

La barge dont parle Jean-Baptiste Guénet fait des allers-retours entre La Réunion et Madagascar avec à son bord les fameux galets malgaches. Il a fallu trois mois pour en transporter environ 50 000 tonnes. À ce rythme, il faudrait 95 ans pour acheminer les 19 millions de tonnes nécessaires à la route réunionnaise… De quoi donner une idée des difficultés qui pourraient surgir et des retards qui pourraient frapper le chantier si Madagascar reste la source principale d’approvisionnement. Dans les conditions actuelles en tout cas.

Plus grave encore, l’importation massive de roches de Madagascar risque de se transformer en cauchemar environnemental. La carrière d’Ambokatra, qui était une colline, est désormais un trou grand comme deux terrains de football et profond de 45 mètres. Mais elle ne peut fournir que 220 000 tonnes de roches. Il faudrait donc 85 carrières supplémentaires pour produire toutes les roches de la NRL. De quoi bouleverser le paysage malgache.

En outre, la « petite » et unique carrière Ambokatra, située près du hameau du même nom, pose déjà des problèmes. Depuis que les galets sont acheminés vers le port de Tamatave, les villageois, de très pauvres cultivateurs de riz, ont bien du mal à trouver le sommeil. Car le ballet des quarante camions s’effectue uniquement la nuit ! C’est pour « ne pas congestionner le centre-ville de Tamatave la journée », plaide-t-on chez Colas. André, un villageois d’une quarantaine d’années, déplore aussi le fait que « les clôtures en bois qui bordaient la piste au niveau du village se sont dégradées. Elles n’existent plus et rien n’empêche désormais les enfants de courir sur la route. C’est très dangereux ! ».

Une vingtaine de kilomètres plus loin, à Tamatave, Colas a dû modifier les quais du port, trop bas pour permettre le bon chargement de la barge. « Ils se sont engagés à tout remettre en état une fois leur chantier fini et à verser des indemnités en cas de détérioration de notre outil », assure Christian Avellin, directeur général de la Société du port autonome de Tamatave (Spat).

C’est également lui qui a été chargé de l’ultime étape avant que les enrochements ne quittent Madagascar pour de bon : le nettoyage des blocs. Afin que la terre – où se trouvent des espèces végétales ou animales invasives – ne se glisse pas dans la barge, le groupement Vinci-Bouygues lui a demandé de « laver les roches à l’eau de mer ». Christian Avellin a dû missionner deux bateaux pour arroser les galets. « On m’a demandé de le faire, alors je le fais », lâche-t-il, sans cacher son agacement. Il est plus que réservé sur l’efficacité du processus de lavage. Et souligne que la mission première de ces bateaux pompiers est d’éteindre les incendies de navire.

La première carrière a suscité bien des convoitises à Madagascar, pays très pauvre où l’économie peine à redécoller après la longue crise politique qui a débuté en 2009, et où les marchés de construction se font rares. Entre les « ristournes » et les emplois liés aux carrières, le pays espère toucher le jackpot si les commandes pleuvent par millions de tonnes. À moins que les recours environnementaux n’échouent à La Réunion. La région pourrait alors se fournir à domicile… à condition que l’ouest de l’île soit couvert de carrières grandes comme 120 terrains de football.

Source: Julien SARTRE – Médiapart du 09/02/2016.