À Madagascar, le prochain scrutin présidentiel est prévu fin 2018, mais de nombreux analystes craignent déjà qu’il ne soit précédé – ou suivi – d’une nouvelle crise politique, aussi dévastatrice que les précédentes. Responsables de cette situation : les élites dirigeantes.

Madagascar, envoyée spéciale.– Dans sa chanson « Mozambika », composée en 1977, le célèbre groupe malgache Mahaleo s’interroge : « Gasikara handeha ho aiza ? », demande-t-il. Ce qui signifie en français : « Où va Madagascar ? » Quarante ans plus tard, la question reste d’actualité : l’île rouge, extrêmement riche en ressources naturelles, suit une trajectoire singulière, marquée par une succession de crises politiques et une pauvreté toujours croissante, qui déroute les experts. Et la tendance ne semble pas s’inverser : beaucoup d’analystes redoutent de nouveaux troubles d’ici à l’élection présidentielle, prévue pour fin 2018.

Une nouvelle crise serait évidemment catastrophique : les quatre épisodes de grande tourmente politique que le pays a connus (1972, 1991, 2001 et 2009) ont non seulement tous abouti au départ du président en fonctions, mais ont été aussi dévastateurs pour l’économie et le tissu social. Le dernier, qui a mis brutalement fin à la présidence de Marc Ravalomanana et coûté au pays des dizaines de milliers d’emplois, a été le plus long : commencé fin décembre 2008, il s’est achevé officiellement cinq ans plus tard. Entretemps, le pays a été dirigé par une Haute autorité de transition (HAT) présidée par le principal rival de Ravalomanana, Andry Rajoelina. Non reconnue par la « communauté internationale », cette HAT a laissé peu de bons souvenirs : pendant son règne, la corruption, la pauvreté et l’insécurité ont augmenté, le nombre et l’ampleur des trafics des richesses naturelles du pays ont explosé.

La présidentielle de 2013, remportée par Hery Rajaonarimampianina, ancien ministre des finances de Rajoelina, devait remettre le pays dans une bonne direction. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé : Madagascar, dont les habitants ont vu leur pouvoir d’achat baisser de 40 % entre 1960 et 2014, a continué de régresser. « En réalité, on n’est jamais sorti de la crise de 2009. On s’est plutôt enfoncé dans le gouffre », constate un analyste politique.

De nombreuses études de sciences sociales ont tenté de comprendre les raisons de la lente décomposition du pays au cours des 40 dernières années, qui fait de lui aujourd’hui l’un des cinq États les plus pauvres du monde en termes de PIB par habitant. Des experts ont notamment essayé d’identifier les particularités ou les pesanteurs de la culture malgache qui pourraient l’expliquer. Toutefois, une évidence s’impose : les élites politiques et économiques de la Grande Île sont les principales responsables de ce recul constant. Ce sont en effet elles qui, depuis au moins 1991, ont été les instigatrices des mouvements de contestation et les ont utilisés à leur profit : les centaines de milliers de manifestants qui se sont réunis sur l’immense place du 13-Mai d’Antananarivo, la capitale, et qui ont poussé les dirigeants successifs à quitter le pouvoir, ont été malgré eux « téléguidés » par de puissants groupes d’intérêts, cherchant à retrouver une position politique et économique perdue. L’oligarchie malgache a toujours su déployer « des stratégies complexes mais efficaces pour se maintenir tout en haut de la hiérarchie sociale et au pouvoir », ont ainsi constaté des chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Longtemps constituée par les familles de la grande bourgeoisie d’Antananarivo, dont certaines sont à la tête d’empires économiques, cette classe dirigeante a toujours été plus préoccupée par le « maintien de l’ordre » que par la lutte contre la pauvreté, relève une autre enquête de l’IRD. Ce qui n’est pas étonnant : « Le maintien d’un ordre social inchangé permet globalement aux élites de préserver leur statut au fil du temps, depuis la période coloniale, voire la royauté, et cela indépendamment des intérêts de la grande majorité de la population. » Occupées à préserver leur position dominante, ces élites ont été incapables de consolider l’indépendance politique du pays, « laissant la porte ouverte à des ingérences d’autres États, comme la France, dont l’objectif premier est évidemment de défendre leurs intérêts stratégiques », souligne une économiste. Cette dernière note aussi que depuis que des hommes d’affaires, c’est-à-dire Ravalomanana puis Rajoelina, ont occupé la présidence, la frontière entre l’intérêt individuel et l’intérêt général est devenue très floue : « Les élites ont développé une compétence extraordinaire pour transformer le pays en vache à lait, en une entreprise bourgeoise familiale au détriment de la population. Quand les financements pour le développement ont été suspendus en 2009, Madagascar ne bénéficiait plus que d’aides financières humanitaires. J’ai vu à ce moment-là des dirigeants priant pour qu’il y ait des catastrophes naturelles afin qu’il y ait des aides et donc de l’argent à détourner. La pauvreté arrange une partie des élites. »

Aujourd’hui, beaucoup d’analystes pensent qu’une nouvelle crise est hautement probable car le climat politique ne cesse de se détériorer entre les tenants du pouvoir et ceux qui l’ont perdu. Depuis quelques mois, une partie de l’opposition – surtout des anciens de la transition – réclame ainsi avec insistance une élection anticipée, accusant Rajaonarimampianina d’incompétence. « C’est le pire régime qui ait existé dans notre pays », dit par exemple Christine Razanamahasoa, ex-ministre de la justice de la transition et député du Mapar, le parti de Rajoelina. En trois ans, Rajaonarimampianina, qui en est à son troisième premier ministre, a déjà été la cible d’une motion de censure et d’un vote d’empêchement à l’Assemblée nationale, finalement rejeté par la Haute cour constitutionnelle. Le jeu politique est en outre brouillé du côté de l’Assemblée nationale : selon plusieurs témoignages, beaucoup de députés vendent leurs votes au plus offrant, suivant ainsi ce que certains appellent la « politique des mallettes ». Le fait que des protagonistes des deux dernières crises, Ravalomanana et Rajoelina, semblent se préparer chacun de son côté pour la présidentielle de 2018 est aussi considéré comme un important facteur potentiel de tensions. 

« La frontière entre le licite et l’illicite n’existe pas »

Comme en 1991, 2002 et 2009, l’opposition pourrait facilement exploiter le mécontentement d’une grande partie de la population, en situation de quasi-survie : selon la Banque mondiale, 92 % des Malgaches vivent avec moins de 2 dollars par jour. Seuls 15 % d’entre eux ont accès à l’électricité. Dans les zones rurales, la précarité est maximale. Le délabrement du système éducatif et le niveau élevé de l’insécurité sont aussi sources de préoccupation quotidienne pour les familles, tout comme la corruption qui semble s’être aggravée depuis 2009, touchant désormais tous les secteurs. « Ce n’est pas facile de remettre le pays sur les rails. Ça ne se fait pas du jour au lendemain, reconnaît un conseiller de Rajaonarimampianina. On a commencé par regagner la confiance des bailleurs de fonds internationaux [sous Rajoelina, la communauté internationale avait suspendu tous ses prêts financiers – ndlr]. La corruption est une maladie dont on a hérité, on ne peut pas dire qu’elle n’existe pas. Mais on essaie de la réduire. » « La volonté de changer est là », assure-t-il.

Amboasary Sud- juin 2014 – Portrait de Remenabila, l’ex-ennemi public numero un, accusé de meurtres et du vol de plusieurs milliers de zébus entre 2012 et 2013. Remenabila est à présent considéré comme mort pour les autorités sans qu’il y ait eu des preuves formelles de son décès. PHOTO : RIJASOLO / RIVA PRESS

Au quotidien, les citoyens ordinaires voient plutôt les richesses nationales quitter le pays en dehors de toute légalité et au profit d’une petite minorité proche du pouvoir. Les trafics de ressources naturelles ont en effet pris une nouvelle ampleur depuis 2013. Ils se font même « au vu et au su de tout le monde », constate un expert. « Les trafiquants s’affichent, ne se cachent pas. C’est assez sidérant. La frontière entre le licite et l’illicite n’existe pas », confirme Juvence Ramasy, maître de conférences à l’université de Toamasina. Bois de rose, tortues, corail noir, zébus, hippocampes, saphir, or, diamant… la liste des espèces et des minerais exportés illégalement, souvent vers la Chine, est longue. À lui seul, le trafic de bois de rose, très prisé en Asie, génère des centaines de millions de dollars. « Les moyens pour contrôler ce trafic existent, mais a-t-on la volonté de le faire ? », demande Hajo Andrianainarivelo, ancien vice-premier ministre de Rajoelina et aujourd’hui à la tête du parti d’opposition Malagasy Miara-Miainga (MMM).

Les trafiquants ont en réalité carte blanche, Rajaonarimampianina étant « pieds et poings liés avec eux », explique Sylvain Ranjalahy, directeur de publication du quotidien L’Express de Madagascar : des barons de la mafia du bois de rose, qui ont bâti des fortunes colossales, l’ont aidé à financer sa campagne électorale pour la présidentielle de 2013 et sont restés depuis dans son entourage. Et ils ne sont pas inquiétés par la justice, souligne Ndranto Razakamanarina, président de l’Alliance voahary gasy (AVG), une plateforme d’organisations de défense de l’environnement. Tout l’appareil d’État est aujourd’hui gangréné : une partie des forces de sécurité, des hauts fonctionnaires, des ministres, des juges sont impliqués, au point que certains parlent d’un « État mafieux ». En 2014, des trafiquants notoires se sont même fait élire députés.

Des entrepreneurs du secteur formel ont eux aussi choisi de contourner certaines règles. « Il y a ceux qui font rentrer des marchandises sans payer de taxes, ceux qui disent avoir l’agrément zone franche alors qu’ils ne font aucune exportation, ceux qui font de fausses déclarations », détaille Éric Rajaonary, directeur du groupe Guanomad et président du Fivmpama, le groupement du patronat des PME. Les noms d’importants chefs d’entreprise d’origine indo-pakistanaise, qui ont investi ces dernières années dans divers secteurs, sont souvent associés à cette forme de délinquance économique. Tous ces nouveaux hommes d’affaires évoluant aux marges de la légalité ont réussi à réduire l’influence des grandes familles de l’ancienne bourgeoisie. Un retour à un État de droit n’est pas dans leur intérêt.

La multiplication des cas de justice populaire contre des criminels présumés est un indice du niveau de l’exaspération générale face à l’impunité dont bénéficient les délinquants, grands ou petits, et face aux difficultés du quotidien. « Après la présidentielle de 2013, les 
gens espéraient un retour à la normale. Aujourd’hui, ils n’ont plus d’espoir, ils se sentent trahis et ne font plus confiance aux institutions de la justice, de la police. Alors, ils se font justice eux-mêmes »
, commente un analyste.

« Des liens étroits avec des pays arabes et la Chine »

Dans ce contexte, où les enjeux financiers sont énormes pour les gouvernants comme pour leurs adversaires, l’avenir proche apparaît très incertain. Il l’est d’autant plus que la France, qui garde une influence importante, semble elle aussi prendre ses distances vis-à-vis du pouvoir en place. « Il devient évident qu’elle n’apprécie pas le président malgache. Les partenaires traditionnels de Madagascar sont d’une manière générale en retrait : ils supportent mal de voir les autorités développer des liens aussi étroits avec des pays arabes et la Chine », confie un cadre d’une institution internationale. Les contacts et accords entre Pékin et Antananarivo se sont en effet multipliés : la Chine est aujourd’hui le premier fournisseur de l’île devant la France, et les marchés attribués – souvent dans l’opacité – à des entreprises chinoises sont nombreux (ce qui n’est pas sans créer de problèmes avec les communautés locales, comme on le verra dans un prochain article). En 2009, le parti pris de la France contre Ravalomanana et pour Rajoelina avait beaucoup influé sur le cours des événements.

Pour éviter que l’histoire ne se répète, des citoyens tentent de faire comprendre aux autorités combien il est urgent d’améliorer les conditions de vie de la majorité et la gestion de l’État. Les organisations de la société civile essaient ainsi de mieux se structurer pour se faire entendre : elles ont lancé en 2015 un vaste mouvement, ROHY, qui travaille entre autres sur les questions de gouvernance. Une initiative, née en 2013 sur les réseaux sociaux, Wake Up Madagascar, fait aussi parler d’elle : ses initiateurs tentent par de brèves actions de rue de pousser leurs concitoyens à réagir, à s’intéresser de nouveau à la politique, à interpeller les autorités. « Il faut réveiller les consciences, éduquer les plus jeunes. Et il faut faire vite, parce qu’il y a péril en la demeure : le peu de discipline, de rigueur et d’honnêteté qui restait s’est envolé en 2009 », dit l’un d’eux. 

La portée du travail de la société civile reste cependant faible. Et les événements risquent de se précipiter : Sylvain Ranjalahy fait partie de ceux qui prédisent une dégradation rapide de la situation. « Si on continue avec les mêmes personnes, les mêmes pratiques, les mêmes politiques, les tensions vont s’accentuer. Les gens sont de plus en plus en colère. Rajaonarimampianina sait que ce n’est pas sur sa popularité, faible, qu’il peut gagner la prochaine présidentielle. Il va tenter de tout verrouiller. Il va y avoir de plus en plus de coups bas », prédit-il. Éric Rajaonary est lui aussi anxieux : « Plus on va se rapprocher de 2018, plus on va gérer cet échéancier politique et moins ce qui préoccupe les Malgaches. »

Conscientes de la situation et pour ne pas connaître le destin de celles qui les ont précédées, les autorités interdisent la plupart des manifestations, ce qui n’est évidemment pas de nature à apaiser le climat général. Depuis 2010, la fameuse place du 13-Mai est même clôturée pour empêcher d’éventuels rassemblements. « Si les citoyens descendent dans la rue, ce sera violent. Et avec ce qui se passe ailleurs, on ne peut plus nous donner de leçons », prévient Hajo Andrianainarivelo, faisant allusion aux manifestations contre l’élection de Donald Trump qui ont eu lieu aux États-Unis. Les patrons de PME tremblent à l’idée d’une nouvelle crise : « Les trois précédentes ont été très dures pour nous », explique Jean-Claude Ratsimivony, directeur d’Homéopharma, qui fabrique et vend des produits de médecine alternative. « Notre pays a de nombreux atouts. Il suffirait d’une seule chose pour que le pays se développe : la volonté politique », dit-il.

« Si la classe politique (…) et les agents de l’administration s’avèrent incapables de planifier, de sanctionner, d’être redevables et d’avoir un minimum d’éthique, ils courent à leur perte, entraînant tout le pays dans leur chute », a averti en 2015 le groupe de réflexion Sefafi. Les évêques malgaches, pour qui le pays « est en perdition, à l’agonie », ont appelé eux aussi, en août 2016, à « un changement de comportement, une nouvelle vision et une culture politique animée par l’amour de la nation et une prise de responsabilité ». Le dernier geste unanimement considéré comme patriotique date de 2009, pendant les négociations de sortie de crise dites « de Maputo » : alors en exil, Ravalomanana avait abandonné, in extremis et sur les conseils pressants de l’ex-président Didier Ratsiraka, son ancien rival, l’idée d’un retour immédiat à Madagascar et avait accepté de se retirer du jeu politique, permettant ainsi d’éviter une aggravation de la situation. « L’espoir était alors réel : la notion de pays semblait signifier encore quelque chose aux yeux de nos dirigeants », se souvient une journaliste. Mais par la suite, des conseillers de l’ombre connus pour avoir servi les pouvoirs successifs ont réussi, par diverses manœuvres politico-juridiques, à empêcher l’organisation d’élections selon les règles qui avaient pourtant été acceptées par tous. Certaines de ces éminences grises travaillent aujourd’hui pour Rajaonarimampianina.

Pour Juvence Ramasy, « l’idéal serait qu’il y ait un mouvement de réformateurs au sein de l’élite, qui décide de changer les règles du jeu ». Il ajoute : « On attend toujours un homme providentiel, mais il n’y en aura pas. »

Source: Fanny  PIGEAUD – Médiapart du 09/02/2017.